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Histoire de Noël: Vers l’infini et au-delà …

‘Voilà Gaspard!’ a dit Balthazar quand je suis entré dans l’étable. Il s’est tourné vers les autres : ‘Je vous l’avais dit, il finit toujours par arriver. C’est quoi l’excuse cette année ?’

‘Burn out, les gars, burn out … le cerveau cramé.’ Ils étaient étrangement pétrifiés. Joseph penché sur la mangeoire, Marie, qui me regardait, consternée, l’âne, le bœuf, et mes collègues mages dans leurs costumes de Carnaval. J’ai tendu mon paquet : «et voici l’encens …». Ils ont éclaté de rire. Melchior a grimacé : «Pas sûr que ça lui soit très utile …» J’ai jeté un œil dans la mangeoire: à la place de l’enfant qui va sauver le monde du désespoir, un petit robot aux allures de cosmonaute tendait ses poings en plastique vers moi en beuglant : ‘Vers l’iiinfiniiii et au-delààà !’

J’ai crié. ça m’a réveillé.

Au pied du lit, Tom serrait son jouet Buzz l’éclair contre sa poitrine :

Papa ? Tu fais la sieste ?
Qu’est-ce-que tu fais là ?

Il a appuyé sur le ventre de son jouet, qui s’est animé: ‘Je suis Buzz l’éclair ! Je viens en paix.’

Il était quatre heures de l’après-midi. Je n’avais pas rangé l’appartement depuis dix jours, le frigo était vide et l’arrivée de mon fils n’était pas au programme. J’étais censé rester sous la couette jusqu’en (2020).

Tom, lui, devait fêter Noël avec sa mère. D’ailleurs, il était hors de question qu’elle me le confie avant longtemps – c’est ce qu’elle avait dit, au téléphone, après l’avoir récupéré à l’école lors du dernier week-end de la garde alternée.

J’avais eu une urgence au boulot, on s’était débrouillés, mais le fait est qu’il s’était endormi à l’école et qu’au lieu de la table de six, il connaissait par cœur le répertoire de STROMAE.

J’avais foiré. Tamara avait raison, le juge avait raison, tout le monde avait raison, j’étais inapte, immature et irresponsable.

Alors qu’est-ce qu’il faisait au pied de mon lit, le sac sur le dos, le bonnet enfoncé jusqu’au bord des lunettes ? Il m’a tendu un papier :

– Maman est désolée. C’est quoi burn out ?

Le temps que je m’arrache à l’étable du cauchemar, Tom avait glissé ‘Toy Story’ dans le DVD : ‘Je peux ?’ Il a installé son jouet sur le canapé, a attrapé la télécommande sans enlever son attirail d’hiver, c’était parti pour une heure vingt de fascination.

Je me suis retranché dans la salle de bains pour lire le message de Tamara, qui tenait en trois points :

  • Mon père a fait un malaise, le réveillon est annulé, je file à l’hôpital.
  • Débrouille-toi pour que cette soirée ressemble à un Noël – désolée.
  • Je serai là à midi demain, fais un effort – merci.

Pour limiter les dégâts, elle avait rédigé un mode d’emploi où les ‘surtout’, et les ‘surtout pas’ alternaient avec les ‘comme tu sais’. Les 20 heures à venir étaient passées en revue, partant de ‘surtout, cinq granules pour l’angoisse, toutes les trois heures’ à ‘ne surtout pas le laisser seul devant la télé’.

L’envie m’a pris d’avaler le stock de granules d’un coup et de le rejoindre dans le canapé. Je me suis lavé. Rasé. Brossé les dents. Peigné les cheveux. Limé les ongles. N’importe quoi pour ne pas quitter la salle de bains.

Mais il a bien fallu sortir et affronter l’écran où un petit garçon parfait recevait un cadeau (ça m’était complètement sorti de la tête, les cadeaux !) sous un sapin parfait (où trouver un sapin à cette heure?), après un délicieux repas (certainement pas livré à domicile par un cycliste sous payé). Dans moins d’une minute, la poupée blonde embrasserait le shérif, et le cow-boy et le cosmonaute seraient réconciliés. Ce qui arriverait ensuite, je n’en avais pas la moindre idée.

Tom a consciencieusement écouté la chanson du générique (‘je serai toujours là pour toi’ !) avant de se tourner vers moi :

C’est quoi, burn out ?
Qui t’a dit que j’étais en burn out?
Toi, quand tu dormais.
J’ai dit ça ?
C’est quoi ?
Enlève ton manteau.
Ben non, on va y aller.
Où ?
Tu me le dis ?

Je l’ai dit. Enfin j’ai essayé : ‘C’est quand tu n’as plus envie de rien.’

Que ça ?
Même pas fêter Noël. Quand tout est trop fatigant, que rien n’a d’intérêt, tu es si nul que tu aimerais …
Disparaître, c’est ça ?
À peu près, mais …
Quand tu ne comprends rien aux calculs mais c’est même pas la peine d’essayer parce que de toutes façons c’est foutu ?
Euh …
Que tu fais croire à Maman que tu te brosses les dents mais tu fais que regarder ta bête tête à lunettes dans le miroir ?

Il était radieux. J’ai dit : ‘je suis désolé, Tom, ça ne va pas être drôle ce Noël.’Il a sauté sur ses pieds: ‘Tu rigoles ? ça va être cool ! Viens.’ Il a ramassé ma veste : ‘T’as un bonnet ? Ton portefeuille ? Tes clés ?’

Exactement le ton de sa mère. J’ai hésité : ‘Où on va ?’

Surprise !

Il était déjà dehors. Je l’ai suivi. Il marchait le nez en l’air, Buzz l’éclair sous le bras. De temps en temps, il lui faisait lancer un petit: ‘vers l’infini, et au-delààà… ‘. La nuit était tombée, ça givrait un peu, les vitrines reflétaient les phares. Autour de nous, les gens se pressaient, les bras pleins de paquets. On était les seuls à se balader mains en poches, avec nos lunettes et notre bonnet, à s’arrêter pour regarder les vitrines et faire des blagues sur les choses chères et inutiles et les tous-nus des pubs. Le visage de Tom était exactement à la hauteur des types blottis dans l’encoignure des portes, dont j’essayais d’éviter le regard. Il leur souriait et parfois, disait ‘salut’ en appuyant sur le ventre du jouet : ‘Je suis Buzz l’éclair. Je viens en paix’. Place de Brouckère, au moment où je me demandais si j’allais traîner mon fils toute la nuit sur les trottoirs, il a dit : ‘T’as pas froid?’ et filé vers le premier bistrot ouvert.

********

‘C’est moche, pour ce sapin.’

Par-dessus son chocolat chaud, Tom fixait l’arbre qui commençait à perdre ses aiguilles. J’ai répondu :

C’est ce qu’on fait à Noël, on met des sapins dans les maisons.
Pourquoi ?
C’était la tradition, les gens dansaient dans la forêt pour célébrer l’hiver …
Trop bien ! On va faire la fête dans la forêt ?
Tu veux qu’on y aille ? On peut prendre le tram …

Son visage s’est illuminé : ‘Tu paries ?’ Mais il est resté assis: ‘pas cette année. Un truc comme ça, ça se prépare. Il faut faire un feu, tout installer. On fera ça l’année prochaine. Ce sera … ‘ Il s’est interrompu brutalement : ‘Tu vois qu’il y a des choses à faire avant de disparaître!’

J’ai ri. Il a tendu le poing, à la manière de Buzz. J’ai appuyé mon poing contre le sien et on a fait la liste de choses à faire avant de disparaître: aller dans une pyramide, faire un camp, aller dire bonjour aux baleines, passer une nuit blanche dans le noir… Et puis, j’ai eu une idée …

*********

Quand la Grand’roue des Plaisirs d’hiver s’est arrêtée en haut pour nous laisser le temps de regarder la ville, Tom m’a passé Buzz. Il s’est serré contre moi en soupirant. On voyait le canal, l’Atomium, les prairies et les routes. Il m’a montré la forêt: ‘l’an prochain, on ira!’ J’ai dit : ‘C’est vrai que c’est cool’. Il a souri, a repris Buzz et l’a tendu vers le ciel en criant lui-même cette fois:‘Vers l’infini, et au-delà… ‘. Après, tout était facile. Manger des frites en trépignant de froid et en riant parce qu’on se brûlait la bouche. Dire ‘Joyeux Noël!’ aux passants. Se glisser dans l’église juste à temps pour la fin de la messe. En sortant, je lui ai raconté mon rêve, il s’est tordu de rire: ‘je savais qu’avec toi ce serait cool’. Mon téléphone a sonné. Tom s’est raidi: ‘Maman!’ J’ai hésité. Il a dit: ‘Décroche, elle va s’inquiéter.’ J’ai bafouillé que tout allait bien, en pleine forme, Joyeux Noël! Elle m’a dit ‘vous êtes où, là ?’ J’ai répondu ‘on sort de la messe’. Et elle : ‘c’est pas drôle, passe le moi’. Tom a déversé un flot de paroles: ‘on s’amuse comme des fous, c’est mon meilleur Noël, l’an prochain tu viendras dans la forêt?’ Les joues rouge vif et les yeux brillants, il disait précisément tout ce qu’il faut dire: j’ai tout mangé, c’était succulent, on n’a pas oublié les granules, je ferai pas d’histoires pour dormir… et ‘on t’attend à quatre heures pour le goûter, prends tout ton temps … ‘

Je me suis réveillé sous les draps qu’on avait tendus à travers le salon pour fabriquer un camp, Tom serré contre moi, le pouce en bouche, les lunettes en travers du front. Il y avait des granules partout.

Je me suis extirpé de la montagne de coussins et j’ai contemplé le désastre. Il était midi. Il me restait quatre heures pour rendre l’endroit acceptable. Je n’y arriverais pas seul.

Devant le campement, Buzz montait la garde. J’ai appuyé sur son ventre, il a lancé son cri de ralliement et Tom s’est réveillé. J’ai expliqué mon plan, il l’a trouvé parfaitement cool.

Il s’est lavé tout seul pendant que je filais à la boulangerie. On s’est mis la bande originale de ‘Toy Story’ à plein pot, on a astiqué, aspiré, cuisiné, en chantant fort et faux.

À quatre heures tapantes, Tamara a sonné. Nous, on était fin prêts avec le cougnou et le chocolat. En voyant sa tête, on a ri en même temps.

Le soir, j’ai retrouvé Buzz sur mon lit avec sa bouille enthousiaste et un petit mot: ‘Je le lesse avec toi tant que tu te beurres n’août et l’an prochin on fai Noël dan la forè.’

Veronika MABARDI
Journal ‘En marche’
décembre 2018

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